"L’AN NEUF DE L’HEGIRE " " Quoiqu’il
perdît sa force et qu’il ne fût plus jeune.
A soixante-trois
ans une fièvre le prit. Il relut le Coran de sa main même
écrit, Puis il remit au fils de Séid la bannière, En lui
disant : ' Je touche à mon aube dernière. Il n’est pas d’autre
Dieu que Dieu. Combats pour lui. ' Et son œil, voilé d’ombre,
avait ce morne ennui D’un vieux aigle forcé d’abandonner son
aire. Il vint à la mosquée à son heure ordinaire, Appuyé
sur Ali le peuple le suivant;
Et
l’étendard sacré se déployait au vent.
Là, pâle, il
s’écria, se tournant vers la foule ; ' Peuple, le jour
s’éteint, l’homme passe et s’écroule ; La poussière et la
nuit, c’est nous. Dieu seul est grand. Peuple je suis l’aveugle
et suis l’ignorant. Sans Dieu je serais vil plus que la bête
immonde. ' Un cheikh lui dit : ' o chef des vrais croyants ! le
monde, Sitôt qu’il t’entendit, en ta parole crut ; Le jour
où tu naquit une étoile apparut, Et trois tours du palais de
Chosroès tombèrent. ' Lui, reprit : ' Sur ma mort les Anges
délibèrent ; L’heure arrive. Ecoutez. Si j’ai de l’un de
vous Mal parlé, qu’il se lève, ô peuple, et devant tous Qu’il
m’insulte et m’outrage avant que je m’échappe ; Si j’ai
frappé quelqu’un, que celui-là me frappe. ' Et, tranquille, il
tendit aux passants son bâton. Une vieille, tondant la laine d’un
mouton, Assise sur un seuil, lui cria : ' Dieu t’assiste ! ' Il
semblait regarder quelque vision triste, Et songeait ; tout à
coup, pensif, il dit : ' voilà, Vous tous, je suis un mot dans la
bouche d’Allah ; Je suis cendre comme homme et feu comme
prophète. J’ai complété d’Issa (Jésus) la lumière imparfaite. Je
suis la force, enfants ; Jésus fut la douceur. Le soleil a
toujours l’aube pour précurseur. Jésus m’a précédé, mais
il n’est pas la Cause. Il est né d’une Vierge aspirant une
rose. Moi, comme être vivant, retenez bien ceci, Je ne suis
qu’un limon par les vices noirci ; J’ai de tous les péchés
subi l’approche étrange ; Ma chair a plus d’affront qu’un
chemin n’a de fange, Et mon corps par le mal est tout déshonoré
; O vous tous, je serais bien vite dévoré Si dans l’obscurité
du cercueil solitaire Chaque faute engendre un ver de terre. Fils,
le damné renaît au fond du froid caveau Pour être par les vers
dévoré de nouveau ; Toujours sa chair revit, jusqu’à ce que
la peine, Finie ouvre à son vol l’immensité sereine. Fils,
je suis le champ vil des sublimes combats, Tantôt l’homme d’en
haut, tantôt l’homme d’en bas, Et le mal dans ma bouche avec
le bien alterne Comme dans le désert le sable et la citerne ; Ce
qui n’empêche pas que je n’aie, ô croyants ! Tenu tête dans
l’ombre au x Anges effrayants Qui voudraient replonger l’homme
dans les ténèbres ; J’ai parfois dans mes poings tordu leurs
bras funèbres ; Souvent, comme Jacob, j’ai la nuit, pas à
pas, Lutté contre quelqu’un que je ne voyais pas ; Mais les
hommes surtout on fait saigner ma vie ; Ils ont jeté sur moi leur
haine et leur envie, Et, comme je sentais en moi la vérité, Je
les ai combattus, mais sans être irrité, Et, pendant le combat
je criais : ' laissez faire ! Je suis le seul, nu, sanglant,
blessé ; je le préfère. Qu’ils frappent sur moi tous ! Que
tout leur soit permis ! Quand même, se ruant sur moi, mes
ennemis Auraient, pour m’attaquer dans cette voie étroite, Le
soleil à leur gauche et la lune à leur droite, Ils ne me
feraient point reculer ! ' C’est ainsi Qu’après avoir lutté
quarante ans, me voici Arrivé sur le bord de la tombe
profonde, Et j’ai devant moi Allah, derrière moi le
monde. Quant à vous qui m’avez dans l’épreuve suivi, Comme
les grecs Hermès et les hébreux Lévi, Vous avez bien souffert,
mais vous verrez l’aurore. Après la froide nuit, vous verrez
l’aube éclore ; Peuple, n’en doutez pas ; celui qui
prodigua Les lions aux ravins du Jebbel-Kronnega, Les perles à
la mer et les astres à l’ombre, Peut bien donner un peu de joie
à l’homme sombre. ' Il ajouta ; ' Croyez, veillez ; courbez le
front. Ceux qui ne sont ni bons ni mauvais resteront Sur le mur
qui sépare Eden d’avec l’abîme, Etant trop noirs pour Dieu,
mais trop blancs pour le crime ; Presque personne n’est assez
pur de péchés Pour ne pas mériter un châtiment ; tâchez, En
priant, que vos corps touchent partout la terre ; L’enfer ne
brûlera dans son fatal mystère Que ce qui n’aura point touché
la cendre, et Dieu A qui baise la terre obscure, ouvre un ciel
bleu ; Soyez hospitaliers ; soyez saints ; soyez justes ; Là-haut
sont les fruits purs dans les arbres augustes, Les chevaux sellés
d’or, et, pour fuir aux sept cieux, Les chars vivants ayant des
foudres pour essieux ; Chaque houri, sereine, incorruptible,
heureuse, Habite un pavillon fait d’une perle creuse ; Le
Gehennam (enfer) attend les réprouvés ; malheur ! Ils auront des
souliers de feu dont la chaleur Fera bouillir leur tête ainsi
qu’une chaudière. La face des élus sera charmante et fière.
' Il s’arrêta donnant audience à l’espoir. Puis
poursuivant sa marche à pas lents, il reprit : ' O vivants ! Je
répète à tous que voici l’heure Où je vais me cacher dans
une autre demeure ; Donc, hâtez-vous. Il faut, le moment est
venu, Que je sois dénoncé par ceux qui m’ont connu, Et que,
si j’ai des torts, on me crache aux visages. ' La foule
s’écartait muette à son passage. Il se lava la barbe au puits
d’Aboufléia. Un homme réclama trois drachmes, qu’il
paya, Disant : ' Mieux vaut payer ici que dans la tombe. ' L’œil
du peuple était doux comme un œil de colombe En le regardant cet
homme auguste, son appui ; Tous pleuraient ; quand, plus tard, il
fut rentré chez lui, Beaucoup restèrent là sans fermer la
paupière, Et passèrent la nuit couchés sur une pierre Le
lendemain matin, voyant l’aube arriver ; ' Aboubékre, dit-il,
je ne puis me lever, Tu vas prendre le livre et faire la prière.
' Et sa femme Aïscha se tenait en arrière ; Il écoutait
pendant qu’Aboubékre lisait, Et souvent à voix basse achevait
le verset ; Et l’on pleurait pendant qu’il priait de la
sorte. Et l’Ange de la mort vers le soir à la porte Apparut,
demandant qu’on lui permît d’entrer. ' Qu’il entre. ' On
vit alors son regard s’éclairer De la même clarté qu’au
jour de sa naissance ; Et l’Ange lui dit : "DIEU désire ta
présence". - "Bien ", dit-il. Un frisson sur les tempes courut, Un
souffle ouvrit sa lèvre, et Mahomet mourut. "
Victor Hugo, le 15 janvier 1858
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